Repliement, dispersion, expulsion, éloignement.
Les autorités françaises ont beaucoup hésité avant de s’en tenir au mot évacuation. Bien avant qu’éclate la deuxième guerre mondiale, des plans sont mis au point pour transférer les populations de la zone rouge vers les départements du centre de la France, ceci afin qu’elles soient protégées.
La zone rouge ou zone 1 ou encore zone avancée deviendra après la déclaration de guerre du 3 septembre 1939 le no man’s land opérationnel. Ce secteur correspond à une bande de terre d’environ 10 km de large située entre la frontière et la ligne Maginot.
Quand l’ordre de mobilisation générale est lancé le 2 septembre à 0 heure, toute une logistique est mise en œuvre pour assurer le transport des habitants concernés. Ceux de la vallée de la Canner le sont tout particulièrement. Certains n’ont d’ailleurs pas attendu l’heure fatidique. Dès avant le 1er septembre sur leur initiative personnelle, quelques-uns abandonnent leur domicile pour rejoindre des amis ou de la famille en Meuse ou en Meurthe et Moselle. Ils en seront pour leurs frais car n’étant pas inscrits sur les listes officielles d’évacués ils ne percevront pas les 10 Frs. alloués par jour et par adulte ou les 6 Frs. par enfant.
Le drame du départ
Les maires des communes concernées ont été sollicités par les autorités civiles et militaires pour préparer, quelques temps auparavant, un probable départ. Des Commissions communales d’évacuation ont été instaurées. Il faut répertorier le nombre de vieillards, d’infirmes, de femmes enceintes, d’enfants en bas âge ainsi que les modes de transport disponibles : voitures à moteur, camions, charrettes attelées à des chevaux ou à des bœufs, etc… Et selon les moyens à disposition, il appartient au maire ou à son adjoint de répartir les personnes dans les différents véhicules. A Klang cette tâche incombe à François Hentz, le maire, M. Berger, étant affecté spécial aux Chemins de Fer. Même situation à Kemplich où le 1er adjoint Hombourger remplace M. Fousse. Pour les plus valides le voyage se fera à pied. Les registres d’Etat civil, les plans du cadastre, les archives seront également emportés. L’itinéraire ne doit pas emprunter les axes routiers principaux réservés à l’acheminement des troupes vers la zone de combat. Aussi est-ce par des chemins souvent moins carrossables que nos anciens vont devoir entamer leur périple. Cela ne fera que renforcer l’inconfort physique et moral de la situation et soumettra à rude épreuve les divers véhicules, occasionnant de fréquents ennuis mécaniques.
Chaque personne n’a droit qu’à 50 kg de bagages, quatre jours de vivres et un couvert. Malgré la chaleur de cette fin d’été 39, certains vont enfiler plusieurs couches de vêtements, y compris des manteaux. De façon générale, entre le moment où l’ordre d’évacuation est donné et la mise en route du convoi, il ne s’écoule pas plus de deux heures. A Oudrenne, la population prévenue à 15 H 30 doit se tenir prête pour 17H. Néanmoins tous trouveront le temps de se réunir dans l’église pour une dernière bénédiction. Madame Marguerite Jolivalt, de Lémestroff a laissé un témoignage dont voici un extrait qui reflète l’état d’esprit au moment de tout quitter :
« On sort de la maison sans refermer les portes. La table n’a pas été débarrassée. Les tasses remplies de café, la confiture sont restées sur la table. La gorge trop serrée refuse d’avaler la moindre nourriture. »
Et pourtant tout le monde était bien obligé, jusque-là, de continuer à vaquer à ses occupations habituelles. Ainsi, à Kemplich, selon le témoignage de l’abbé Genot, les habitants étaient occupés à la cueillette des mirabelles. Alors pour être sûr de ne laisser personne et notamment les paysans au travail dans leurs champs, on fait sonner le tocsin. Même les maires ne sont prévenus qu’au dernier moment. Des gendarmes apportent en mairie les plis E.Z.F (Evacuation Zone Frontière) provenant de la Préfecture. Il y figure le minimum d’informations nécessaires au premier magistrat à qui, la destination finale, le département d’accueil, est révélée sans préciser la localité d’hébergement. Avec la guerre est arrivé le temps du silence, du secret, de la peur de l’espionnage ennemi. Toujours pour raison de sécurité, l’acheminement de ceux qui ont pu bénéficier d’un train partant de Rombas ou Maizières les Metz se fait souvent de nuit. Impossible d’identifier les gares situées sur le parcours car les panneaux indiquant le nom des localités sont masqués par des toiles de jute.
Aussitôt les instructions préfectorales lues, le maire envoie le garde champêtre parcourir les rues du village pour alerter ses administrés. Dans deux heures il faut être prêt à partir, très vite penser à l’essentiel et se résigner à laisser tout le reste : le fruit de toute une vie, sa maison, ses souvenirs, ses défunts au cimetière. Tout abandonner et surtout, quand le convoi se mettra en marche, ne pas se retourner. Certains agriculteurs partent avec leur troupeau de bovins. Mais des commissions de répartition et de triage dites aussi de réquisition, installées dans les premières communes-étapes comme Bertrange-Imeldange par exemple, achètent les animaux pour le compte de l’Etat. Quant au menu bétail, aux volailles, aux lapins, ils ont été laissés sur place, en liberté, et amélioreront l’ordinaire des troupes de la ligne Maginot.
La plupart des villages du canton de Metzervisse se vident dès le vendredi 1er septembre. C’est la date qu’a choisie Hitler pour envahir la Pologne et les craintes augmentent. A Koenigsmacker, le même jour, le départ a lieu à 16 H 45 tandis que les cloches de l’église sonnent à toute volée. Le trajet se fait par Elzange et Stuckange, direction Clouange et puis un train transportera cette population à Poitiers où elle arrivera le 4 septembre et sera répartie dans différents villages. Mais même en utilisant des wagons de marchandises il n’y a pas assez de trains pour tous les réfugiés (220000 dans toute la Moselle). Malgré tous les préparatifs effectués, depuis plusieurs années, par les instances politiques nationales et départementales, la pagaille et la désorganisation ne manquent pas. Les habitants de Veckring, Kemplich, Klang, Monneren, Helling et Budling commencent eux aussi leur migration le 1er septembre mais ils devront se rendre jusqu’à Dampierre dans l’Aube par leur propres moyens pour être finalement mis dans un train qui les emmènera à Poitiers. Leur périple aura duré jusqu’à la mi-octobre Sur leur parcours, comme dans la Meuse par exemple, à Marcheville en Woëvre, ces malheureux qui s’exprimaient dans leur patois ancestral, se feront traiter de Boches et les portes resteront fermées. Le petit Victor Wallerich, 7 ans, de Buding, traverse une commune de l’Aube. Affamé, s’exprimant en patois, il demande à sa mère de lui faire un petit déjeuner. Un autochtone qui entend le gamin pousse alors des hauts cris : « Les Boches ! Les Boches ! » De telles vexations se répéteront parfois dans les départements d’accueil. Pourtant les Préfets de la Charente et de la Vienne ont informé leurs populations respectives sur le fait qu’elles n’accueillaient pas des fuyards mais des expulsés. De façon générale, avec le temps, en apprenant à se connaitre, les Mosellans seront bien traités par les Poitevins.
Ces mouvements de populations ne constituent cependant que la première vague des évacuations. Celle-ci va s’arrêter en novembre mais une seconde va suivre au printemps 1940. Face à la déferlante des armées allemandes, à partir du 10 mai il faut évacuer la zone 2, c’est-à-dire un secteur d’environ 7 km de profondeur, au sud de la ligne Maginot. Cette opération se cumule avec l’exode totalement inorganisé des Français de la moitié nord du pays. Tous fuient vers le sud, à pied ou grâce à divers moyens de transport, par des routes encombrées qui sont régulièrement mitraillées par les avions de chasse allemands mais aussi italiens.
La deuxième vague des évacuations
Si l’ordre d’évacuation date du 10 mai, les départs s’échelonnent jusqu’au 23, Distroff étant la dernière commune à subir cette mesure. Assez curieusement tous les villages de la vallée de la Canner ne se sont pas vidés en septembre 39. Buding et Kédange attendront le 17 mai. Il en sera de même pour Hombourg mais pas pour Budange dont les habitants pourront demeurer chez eux.
A Buding, seule la famille des châtelains de Toytot et 40 Juifs sont partis dès septembre. Mais avec l’arrivée massive de troupes françaises et écossaises, la population encore présente s’attend au pire d’un jour à l’autre. Et ce jour pire que les autres arrive le vendredi 17 mai, des gendarmes remettant au maire, Jean Genot, un courrier E.Z.F. Les villageois sont prévenus par Matthias Esch que le départ est pour minuit. Sur un total de 324 habitants, seuls 120 seront conduits en gare de Hombourg-Budange par des Dodges britanniques qui attendaient dans la rue de l’Eglise. Le 1er adjoint, François Tretz accompagne ce groupe qui voyagera en wagons de marchandises. Direction La Palisse dans l’Allier où l’arrivée se fera le 26 mai. Pour améliorer le « confort », de la paille a été disposée sur le sol du wagon Les toilettes sont tout aussi sommaires : le plancher est percé d’un trou et une couverture tendue sert de paravent. Le maire et d’autres agriculteurs, désireux de sauver leur bétail, ne seront pas de ce voyage et iront s’installer à Pagny-sur Moselle.
Pour les Kédangeois le 17 mai est aussi un triste jour, d’autant plus que le dimanche 19 avait été prévu par l’abbé Gérard pour célébrer la communion solennelle. Grâce au Capitaine Bérot commandant le cantonnement, nous savons qu’après réception du pli E.Z.F. à 17 h. 15, les personnes malades sont évacuées à 20 H. Le reste des habitants est transporté en camions militaires vers Hombourg-Budange à 22 H. Seuls des agriculteurs et des commerçants possédant leurs propres véhicules quitteront la commune le 18. Ce jour-là les troupeaux de bovins prendront la direction de Kirsch où les attend une commission de réquisition. Voici ce que dit encore le Capitaine Bérot : « Les épiciers et cafetiers n’ont laissé sur place aucune marchandise. Un quincailler Kontzler a un petit stock de marchandises diverses ; restent avec un matériel assez important la menuiserie de M. Vierte, la forge de M. Schweitzer, les boulangeries de MM. Risse et Dumont. Les cultivateurs évaluent à une centaine de quintaux d’avoine le stock restant au pays. »
La vie dans les départements de correspondance
Les débuts de cet exil forcé sont difficiles pour les Mosellans. Il y a à cela plusieurs raisons : Pour les Charentais ou les Poitevins, l’accueil revêt un caractère obligatoire et donc leur bonne volonté n’est pas toujours évidente ; à leur descente du train, après plusieurs jours d’un voyage éreintant, les habitants de la vallée de la Canner n’ont pas un aspect extérieur bien engageant ; enfin, ils font mauvaise impression avec ce langage à consonance germanique. Concernant ce dernier point, les jeunes réfugiés auront plus de facilités à s’intégrer que les personnes plus âgées pour lesquelles, par la suite, les préfectures mettront en place des cours de français.
D’autres causes de conflit sont liées à l’hébergement lui-même, les locaux attribués aux Mosellans n’ayant pas toujours, dès leur construction, été conçus dans le but d’y loger une famille. Et puis le matériel ménager, les possibilités de chauffage, le mobilier sont à l’origine de deux modes de vie différents entre accueillis et accueillants. Evidemment, dans ces conditions, la nostalgie du pays perdu gagne les esprits. Heureusement que pour les aider auprès des autorités locales, Robert Schumann a emboité le pas à ces déracinés. L’Eglise n’est pas absente non plus puisque les prêtres ont suivi leurs paroissiens et que Monseigneur Heintz, Evêque de Metz, effectue une tournée épiscopale en Charente-Poitou.
Sans parler de totale intégration, un certain rapprochement va peu à peu se produire à la faveur de circonstances particulières. Ainsi, le 11 novembre 1939, les Français du nord-est et ceux de l’ouest se rassemblent devant les monuments aux morts. Une équipe de football est composée de jeunes de Lavasseau et de Koenigsmacker. Et fait encore plus marquant, les permissionnaires mosellans, mobilisés dans l’armée française viennent rendre visite à leurs familles évacuées, ce qui contribue à calmer les soupçons dont elles étaient l’objet quant à leur patriotisme. Un autre facteur inattendu va permettre de resserrer davantage les liens : l’entrée des Allemands dans les départements d’hébergement. Quand il faudra tenter de régler des situations délicates entre les occupants et les gens de l’ouest, ceux de l’est offriront leurs services comme traducteurs. Car, s’il ne faut pas occulter les cas où des Mosellans se sont montrés pro-germaniques, voire collaborateurs, il faut aussi reconnaitre que ces mauvais Lorrains étaient peu nombreux. Il est exact cependant que l’attitude condamnable de ces quelques individus nuisait à toute la collectivité.
A partir de septembre 1940, les Allemands vont autoriser le retour des Mosellans dans leurs foyers. Les liaisons ferroviaires, un temps interrompues, seront rétablies, permettant le voyage de retour. Les contrôles, très stricts lors de l’entrée en Lorraine, n’empêcheront pas la quasi-totalité des habitants de la vallée de la Canner de retrouver leur logis. Mais alors quelle tristesse, quelle déception de s’apercevoir que ceux-ci ont été vandalisés. Outre les dégâts matériels liés aux bombardements, tout ce qui avait été abandonné dans la précipitation du départ est saccagé. Les réserves de confitures, les bonbonnes d’eau de vie, le mobilier sont perdus. Bien que pouvant, officiellement, faire l’objet d’une condamnation à la peine de mort, des pillages ont néanmoins eu lieu. Et l’écœurement est d’autant plus fort que ce sont les troupes françaises et britanniques qui sont les auteurs de ces faits. La dure réalité a-t-elle alors rappelé à certains les déclarations radiodiffusées de Daladier, une année auparavant : »Evacuez, Alsaciens et Lorrains, partez en paix. Tout est prévu pour vous accueillir dans vos lieux de replis. Vos biens sont sous la garde de l’armée française. J’en fais le serment devant la nation. ». La « garde de l’armée française » ayant abouti au résultat que l’on sait, il va falloir tout réparer, rendre le logement à nouveau habitable et supporter la vie sous l’occupation.