Zone de passage dès la nuit des temps, le Pays de la Canner n’a jamais véritablement formé un bloc homogène ni politiquement, ni, à certains égards, culturellement. L’évolution historique tend à le montrer et le débat sur la frontière linguistique le confirme.
Le poids de l’histoire
Dès l’époque romaine, l’existence de la voie stratégique Metz – Trèves par la rive droite de la Moselle, qui passe par Luttange, Elzing et Sainte Marguerite était de nature à mettre les hommes en relation et à amener des populations nouvelles dans nos contrées. N’oublions pas qu’au même moment, le Pays de la Canner était une zone de contact entre deux peuplades, les Trévires au nord et les Médiomatriques au sud, dont l’un des symboles forts pourrait bien être le rocher du Nonnenfels à Klang ; les figures énigmatiques qui y sont sculptées donnent lieu à de nombreuses interpétations, l’une des hypothèses étant qu’il pourrait s’agir d’éléments culturels communs aux deux tribus citées plus haut.
L’invasion des Francs au Vème siècle aurait provoqué une nouvelle rencontre – et une nouvelle frontière ? – d’ordre linguistique, le parler francique s’étendant dans une large partie nord de la vallée, le sud, avec Vigy et Bettelainville restant dans le giron du parler roman.
Politiquement, au cours du Moyen âge, nous retrouvons nombre de lignes de démarcation. Une ligne passant entre Buding et Kédange, Inglange et Oudrenne sépare les possessions du duché du Luxembourg (Buding, Inglange, Elzange, Distroff, …) et celles du duché de Lorraine (Kédange et l’amont de la vallée de la Canner, Klang, Monneren, Oudrenne, Métrich, …). Certaines communes actuelles étaient scindées : le village de Koenigsmacker, d’abord géré par les comtes de Luxembourg pour le compte de l’abbaye Saint Mathias de Trèves, évolue vers l’affranchissement, alors que Metrich fait partie de la prévôté de Sierck.
Parallèlement, sur le plan religieux, les évêchés de Trèves, avec les abbayes de Mettlach et Saint Matthias, et de Metz, avec l’abbaye de Villers-Bettnach, sont en contact au niveau de Metzervisse – Guénange. Ainsi, la paroisse de « Wies » – l’actuelle Meztzervisse – passe de l’archevêché de Trèves au diocèse de Metz à la fin du XIIIème siècle, après être passée sous la dépendance de la collégiale Saint Sauveur en 1248.
La frontière linguistique
Cela étant, l’élément de rupture le plus significatif, mais aussi le plus problématique, reste sans doute ce que l’on a appelé la « frontière linguistique », dont le tracé passe à Audun-le-Tiche, Vigy, Boulay, Morhange et Sarrebourg, les trois derniers nommés faisant partie de la zone germanophone. Pour ce qui est de la vallée de la Canner, cette ligne passerait entre Aboncourt et Altroff, son existence étant attestée par la toponymie : les suffixes en -acum (Vigy vient de « Vigiacum ») renvoient à des créations gallo-romaines, les suffixes en -ingen à des créations germaniques et les suffixes en -court ou -ville à des créations mérovingiennes et carolingiennes.
Si la réalité d’une telle démarcation n’est pas à mettre en doute au vu de la répartition géographique des patois francique et roman, sa mise en place historique est par contre sujet à controverse. Les historiens ont longtemps défendu l’idée qu’elle était le résultat des grandes invasions qui ont déferlées sur l’empire romain finissant, les Francs amenant leurs pratiques, leur culture et tout naturellement leur langue ; la « frontière linguistique » constituerait l’avancée ultime de cette influence. A. Simmer, dans une étude très documentée, au sous-titre évocateur – L’origine de la frontière linguistique en Lorraine, la fin des mythes ? éditions Fensch-Vallée, 1998 pour la 2ème édition – va au delà du simple problème de langue pour le replacer dans une perspective historique et culturelle globale et conteste le point de vue classique : pourquoi l’influence des Francs aurait-elle été stoppée au sud de Thionville et Sarrebourg, alors qu’ils occupaient toute la Gaule ?
En dépassant les seules considérations toponymiques, et en prenant en compte les résultats les plus récents des recherches archéologiques et anthropologiques, il semblerait que, dans ce que les Romains appelleront la « Gaule Belgique » (qui englobe l’actuelle Lorraine), une coexistence des culture celtique et germanique ait été la règle depuis des siècles. Par ailleurs, le Bas-Empire a vu s’installer, tout à fait pacifiquement, dans nos régions bon nombre de Francs, la plupart d’entre eux servant dans les troupes auxiliaires des armées romaines. Cette implantation germanique, ancienne et multiforme, reprend de la vigueur à la fin du Ier millénaire, au moment où la culture latine s’estompe.
La fameuse « frontière linguistique » n’est donc pas le signe d’un affrontement entre des peuples de culture et de langue différentes, mais plutôt un espace de bilinguisme où ces cultures sont entrées en contact.
Ainsi en a-t-il probablement été de la Vallée de la Canner.