La situation géographique et donc stratégique de notre région, c’est-à-dire le pays thionvillois, a amené celle-ci à changer plusieurs fois de nationalité. D’abord luxembourgeoise avec un intermède lorrain de 1225 à 1236, elle fut ensuite bourguignonne, autrichienne et espagnole. Deux très brèves périodes la virent française : de 921 à 925 et de 1558 à 1559. Les habitants, malgré ces changements, conservèrent leur francique luxembourgeois. Le XVIIème siècle allait modifier la donne.
Le tournant du XVIIème au XVIIIème siècle
10 août 1643. Après presque deux mois de siège, le grand Condé entre dans Thionville qui a capitulé deux jours plus tôt. Il n’aura fallu rien de moins qu’un Prince doublé d’un Duc (d’Enghien) pour donner à la France l’imposante place forte jusqu’alors sous domination espagnole. Et avec elle, tout le Pays thionvillois, de Frisange à Marange et de Fontoy à Veckring, est intégré au royaume de Louis XIV.
Dès lors, le Francique, langue officielle de nos ancêtres, s’apprête à n’être plus qu’un patois local. Mais ce changement va s’opérer dans la pratique sur plusieurs décennies disons même tout au long des deux ou trois siècles qui nous séparent de 1643.
Tout d’abord, Sa Majesté, le Roi Soleil, sait se montrer bon prince. Par Lettres Patentes de 1661, il autorise notre région à conserver son droit coutumier. La population garde l’usage de sa langue habituelle. Voici un court extrait de ces Lettres royales :
« …dorénavant tous les actes publiques et de Justice seront rédigez en langue François, au lieu que leurs prédécesseurs et eux jusqu’à présent les ont faites et prononcez en langue Allemande, et de continuer aussi l’observation de leurs Coutumes en la manière qu’elles sont composées et sont aujourd’huy en usage… »
Dans un premier temps, seules l’Administration, la Justice et l’Armée doivent adopter le français pour leurs documents officiels. Aussi, pour les particuliers, certains procès nécessitent-ils la présence d’un traducteur qui s’avère également indispensable pour les actes notariés. Malgré la modération de la décision de Louis XIV, un élément conjoncturel d’importance va quelque peu inciter à la pratique du français.
L’affreuse guerre de Trente ans ayant mis notre région à genoux, il est nécessaire de repeupler celle-ci. On estime en effet que bien des communes ont perdu jusqu’à 85% de leur population. Certains hameaux ont même été définitivement rasés par les mercenaires croates et suédois. Ce fut le cas par exemple, pour Danheim près de Koenigsmacker, Nerdorf près de Basse-Ham, Ellerange près de Yutz…
Afin de repeupler notre secteur, des populations venues de Normandie, de Picardie et autres provinces françaises sont transplantées dans le thionvillois. La consonance des noms de familles n’est plus uniquement germanique. Les Briard, Charron et Hennequin arrivent à Buding, les Vion à Hombourg et Veckring, les Beaufils à Elzing.
Nécessité fait loi. Les paysans de nos campagnes doivent acquérir quelques rudiments de français, ne serait-ce que pour vendre leurs produits au marché hebdomadaire à Thionville. D’autre part, dans certaines paroisses, on se plaint de ne rien comprendre au sermon du curé, un nouveau venu d’origine meusienne ou champenoise.
Le monde de la noblesse éprouve moins de difficultés linguistiques. Depuis longtemps déjà la langue de Molière leur est plus ou moins familière car elle est celle de la littérature raffinée. Et puis, par mariage ou intérêts communs, des relations se sont établies de longue date avec des familles nobles d’autres provinces. Ne négligeons pas non plus le fait que savoir manier le français est aussi une façon supplémentaire de se distinguer du peuple.
Au total, l’implantation du nouveau vocabulaire est assez lente en milieu rural. En 1735, sur 21 localités de l’archiprêtré de Thionville, 16 sont encore d’expression allemande (ou tudesque comme on dit depuis le 16ème siècle). Pour apprendre plus vite, il faudrait savoir lire et écrire. Or l’illettrisme reste très important. En 1789, certains cahiers de doléances sont encore rédigés en francique. Et pourtant les révolutionnaires ne soutiennent–ils pas qu’une des principales caractéristiques d’une nation c’est sa langue. Mais il y a loin des théories de quelques intellectuels parisiens ou mêmes provinciaux un peu surexcités aux réalités du terrain.
Ne soupçonnons toutefois pas nos ancêtres d’avoir fait preuve de mauvaise volonté afin d’exercer une forme de résistance passive à l’égard du nouvel envahisseur. On connaît leur état d’esprit : ils sont fatigués de toutes ces guerres, de leur misère, des persécutions, des réquisitions de grains, de bétail, de foin faites par les armées de passage, des vols et de tout perdre à chaque fois.
Alors, peu importe le nom du roi ou du pays. Dans ces dernières années de la guerre de Trente ans, ils ne veulent plus que la paix, la tranquillité et mener sereinement leur petite vie. En milieu urbain, c’est-à-dire, en l’occurrence à Thionville, la situation se montre sensiblement différente. Les habitants voient affluer de nouvelles élites ainsi qu’une garnison et des « immigrants » civils en provenance du royaume. Quant aux autochtones, parmi lesquels de nombreux bourgeois marchands, il leur est nécessaire de se comprendre avec les nouveaux arrivants. Ainsi, à la
charnière des XVIIème–XVIIIème siècles, on peut considérer Thionville comme fortement francophone. Au XVIIIème siècle, le moine bénédictin Dom Calmet constate ceci :
« Au pays de Trèves (qui comprend notre région), le parler du peuple de la campagne est resté l’Allemand ; au pays de Metz, ils imitent le reste de la France, en parlant une langue particulière de latin corrompu et de quelques mélanges de langue franque et tudesque.». (Ce mélange de langue franque et tudesque concerne Metz et non pas « le reste de la France »)
L’évolution au XIXème siècle
Au 19ème siècle, précisément en 1850, la loi Falloux est promulguée. Elle préconise, entre autre, le contrôle du clergé sur l’enseignement primaire. Et les ecclésiastiques ne sont pas très favorables à l’adoption du français. Leur enseignement religieux est fait dans la langue de Goethe.
A partir de 1870, l’annexion prussienne ne constitue évidement pas un facteur favorisant l’apprentissage du français. Mais ne disons pas non plus que les exigences de l’occupant en matière linguistique se soient montrées bien insistantes, au moins pendant les premières années. Ensuite la situation se durcira : l’enseignement du français sera interdit dans le primaire et très limité dans le secondaire. Mais au quotidien, le francophone ne se sentira pas menacé par de lourdes sanctions. Il n’en sera plus du tout de même avec l’arrivée du premier conflit mondial. A partir de 1915, Le gouverneur militaire de Thionville, von Lochow, se montre particulièrement intransigeant et des peines sévères sont prévues par le Tribunal militaire pour toute personne s’exprimant en français. Car les Allemands pensent comme les révolutionnaires de 1789 : une nation, une langue. Et pourtant de nombreux faits, petits ou grands montrent qu’en quarante ans d’occupation, l’esprit patriotique français n’a pas faibli, en tous cas, pas disparu.
Peu de temps avant 1914, une pièce de théâtre est jouée à Thionville. Son titre : « La fille de Roland ». A chaque fois qu’il y est fait référence à la France, la population réagit avec un tel enthousiasme que les officiers prussiens présents préféreront quitter la salle. Cela se produit dans un contexte d’intensification de la germanisation de la vie culturelle. Pour la saison théâtrale 1911-1912, sur un total de trente représentations, on en dénombre seulement dix en français. En outre, le prix des places est moins élevé quand il s’agit d’une pièce allemande.
La pratique religieuse est également concernée par les nouvelles dispositions imposées par l’occupant. Les sermons ne doivent plus être prononcés autrement qu’en allemand. L’Evêché s’oppose vigoureusement à cette exigence. Finalement, suivant les paroisses, il y aura soit deux offices distincts, un en allemand, l’autre en français, soit, au cours de la même messe, le sermon sera dit dans chacune des deux langues.
Avec la deuxième guerre, les noms des rues, des localités et même des familles seront germanisés une ultime fois. On connaît la suite.
L’utilisation du « Platt » est en net déclin dans nos campagnes et a quasiment disparu de nos villes. Il faut remonter aux années 1980 pour trouver des septuagénaires incapables de tenir une conversation en français. A quoi doit-on cette tendance ?
D’abord, après la 2ème guerre mondiale, ce patois à consonance germanique rappelle les années d’occupation. Mais surtout l’apport de populations étrangères dans notre région industrielle a accentué le désintérêt pour ce patrimoine linguistique. Nous sommes entrés dans l’ère des termes de plus en plus techniques et de la nécessité de trouver un emploi loin de sa région d’origine. Ce « Platt » n’étant plus pratiqué que par quelques paysans ou quelques nostalgiques, cela ne le favorise pas, en terme d’image, dans un monde de plus en plus citadin.
Si les paroles disparaissent, remarquons cependant, que la musique, ou si l’on préfère l’accent, reste encore présent dans la bouche d’un certain nombre de nos contemporains. Ce patois, langue unique de notre région pendant plus de 1500 ans, a, comme on l’a vu, fait place de façon très progressive au français et ce depuis 3 siècles.
Lucien RABAUD